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Cet article a été réalisé pour la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #24 d'avril 2022.

De ce jour où Saint-Nicolas a manqué d’à-propos, Muriel Lepère, physicienne à l’UNamur, se souvient comme d’hier.

Depuis sa tendre enfance, celle qui est aujourd’hui à la tête d’un laboratoire de recherches s’est intéressée aux rouages, aux moteurs, aux jeux de construction. Bien que littéraires et peut-être surpris, ses parents l’ont laissée suivre sa pente.

« Il m’avait apporté une machine à laver sur piles, pour laver les vêtements de poupée. Ça ne m’intéressait pas du tout ! Jusqu’à ce que je trouve les petites vis à l’arrière et que je commence à la démonter. »

Les rencontres avec des professeurs puis des collègues qui croiront en elle feront le reste. « J’ai toujours fait des choix pour me faire plaisir. C’est comme ça que l’on accroît encore sa passion. Et passionnée, on peut relever de plus grands défis », raconte-t-elle. Bien sûr, la passion n’est jamais de tout repos. « Quand on fait un choix qui n’est pas standard, il y a toujours à un moment ou à un autre une forme de solitude. Il faut accepter que les gens nous regardent parfois un peu bizarrement… »

À 36 ans et mère de trois enfants, Anne-Catherine Heuskin, autre brillante physicienne de l’UNamur, dit se sentir parfois « un peu à la traîne » par rapport à ses collègues masculins. « Je me souviens d’un lundi de Pentecôte où un collègue a envoyé un mail mentionnant la publication d’une étude importante alors que moi, j’étais devant ma machine à laver ! » Autre tambour, même combat...

Agir tôt pour que les filles puissent se lancer dans des études scientifiques, c’est bien, mais le problème se pose aussi après, quand on avance dans la carrière.  Moi, je m'estime bien accompagnée !

À ce propos, Muriel Lepère se souvient d’une conversation informelle avec d’autres femmes scientifiques : « Nous nous sommes rendu compte que nous avions en commun d’avoir des conjoints qui partageaient les tâches ménagères et qui étaient aussi capables de mettre leur propre carrière entre parenthèses à certains moments. Mais si par malheur vous êtes avec un conformiste, les choses risquent d’être plus compliquées ! »

Imaginaire de la machine

« Je crois que ce sont moins les femmes physiciennes qui font peur que la physique elle-même », relève Anne-Catherine Heuskin. Quoique la réputation de haute voltige de la physique ne soit pas sans lien avec le faible taux d’étudiantes qu’attire la discipline, la socialisation genrée amenant les femmes à faire des choix plus prudents. Depuis le bac à sable, elles sont aussi encouragées à développer davantage leurs compétences pour le lien, le soin, le relationnel.

Au début du 20e siècle, il faut se souvenir qu’on ne voulait pas de femmes dans les filières de médecine et de droit, parce qu’elles étaient jugées trop sensibles !

« Quand elles se sont mises à investir massivement ces filières au départ très masculines, elles l’ont fait ‘pour soigner l’autre’, ‘pour défendre’. »

Ainsi continuent-elles d’être très peu présentes dans les filières qui échappent à la notion de « care » comme la physique, les mathématiques ou l’ingénierie.

Il y a eu une amélioration dans les rapports genre 2019 et 2020.  Mais aujourd’hui, la courbe est à nouveau plate. Cela montre que le progrès est toujours fragile.

 En faculté d’informatique, le taux d’étudiantes ne dépasse même pas les 10 %. Et parmi les 14 enseignants, on ne compte que deux femmes. « Cela me semble lié à un imaginaire de la machine et à une masculinisation très forte des cohortes », commente Nathalie Grandjean. « Dans les années 80 et 90, avant que l’informatique ne devienne une faculté à part entière, les cohortes étaient quasi paritaires. Puis, à partir des années 2000, au moment où c’est devenu quelque chose de prestigieux, les garçons s’y sont intéressés de plus en plus avec tout un imaginaire de la machine lié à l’auto-engendrement, à cette idée que, quelque part, l’informatique permettait d’être les maîtres du monde… Alors qu’au départ, l’informatique était davantage considérée comme une sous-classe des mathématiques où il fallait être consciencieux, précis : un travail de dentellière qui était donc davantage assimilé à un travail de fille. »

Neutralisation

Au-delà du cadre universitaire, comment ne pas voir que les femmes nourrissent vis-à-vis des ordinateurs et des machines un sentiment largement répandu d’incompétence et même d’insécurité ? « La fracture numérique qui touche certaines couches de la population est nettement plus marquée chez les femmes », confirme à ce propos Stéphanie Wattier. « L’anthropologie montre que dans l’ensemble des sociétés humaines, le patriarcat a toujours tenu les femmes à l’écart des outils techniques », rappelle Nathalie Grandjean. À l’heure où le télétravail se généralise, où de nombreuses démarches administratives sont désormais informatisées et où les GAFA semblent régir nos existences, ce phénomène est d’autant plus interpellant : en se tenant à l’écart de l’informatique, les femmes perdent en autonomie d’un point de vue individuel, mais aussi collectif. « C’est très problématique », estime Julie Henry, assistante-doctorante à la faculté d’informatique de l’UNamur. « La plupart des programmes sont aujourd’hui développés par des hommes blancs pour des hommes blancs. On sait par exemple que le système vocal de Google est 70% plus apte à reconnaître une voix masculine. »

La masculinisation des cohortes en informatique peut par ailleurs engendrer de nombreuses contraintes implicites pour les 10 % de filles qui les intègrent.

« Dans un auditoire, quand une étudiante ne vient pas, cela se voit tout de suite », observe Julie Henry. « Il y a un problème d’anonymisation ». Pour ne pas se faire remarquer davantage encore, les étudiantes semblent aussi avoir tendance à se « neutraliser ».

Des filles très féminines en première bac ont tendance à laisser tomber progressivement la robe, le maquillage…

Muriel Lepère se souvient être passée elle-même par une phase « grège-beige-pantalon » lors de ses débuts de physicienne, loin des ongles vernis et des talons aiguilles qu’elle affectionne désormais.

« Être très féminine n’empêche pas de réparer de grosses machines de physique expérimentale », s’amuse-t-elle. « Même s’il arrive encore qu’un visiteur arrive dans mon labo et me demande où est le patron… »

Si la faible présence de femmes dans les sciences et techniques est problématique d’un point de vue social et économique – ces domaines marqués au sceau de l’innovation sont en général plus lucratifs que les métiers de lien dans lesquels les femmes sont surreprésentées –, on peut aussi le regretter à l’aune de l’épanouissement, du bien-être, de la santé psychique. Combien de femmes, se demande-t-on, à s’être détournées de ce qui les attirait vraiment par manque de confiance en elles ou sous le coup d’injonctions sociales répétées ?

« Je pense que nous avons tous besoin de trois piliers essentiels », commente Muriel Lepère. « La santé, le relationnel et la réalisation personnelle. Et je pense que les femmes ont tendance à trop investir le relationnel au détriment des deux autres piliers. Or, quand un pilier s’écroule, si les deux autres ne sont pas forts, il est beaucoup plus difficile de faire face. » Une loi physique élémentaire, sans distinction de genre.

Même si nous sommes rationnellement en faveur de la diversité, notre processus décisionnel inconscient fait toujours obstacle

Petra Rudolf est une ancienne doctorante de l’UNamur. Physicienne allemande et italienne, elle a été présidente de la Société européenne de physique et de la Société belge de physique. Elle connait donc bien la place des femmes dans les sciences. Elle sera à l’UNamur les 27 et 28 avril dans le cadre de Women in Science. Quel regard porte-t-elle sur la diversité de genre dans les sciences ? Interview.

Comment faire face au biais de genre ?

Les préjugés sont le lot de tous, nous ne pouvons pas nous empêcher d'en avoir.  Notre degré de partialité dépend de notre culture, de notre éducation, etc.

Faites le test sur le site de l'Université de Harvard Vous serez probablement surpris par votre résultat !

Pour contrecarrer cette nature, la première étape est de réaliser que nous sommes partiaux. Toute personne amenée à prendre des décisions concernant des personnes et des financements devrait suivre une formation. Même si nous sommes rationnellement en faveur de la diversité, notre processus décisionnel inconscient fait toujours obstacle. Ensuite, mettre en pratique des procédures qui nous empêchent de tomber dans les pièges. Chaque fois qu'un comité doit prendre des décisions, la dynamique de groupe entre en jeu. Même si nous avons personnellement une opinion, après avoir écouté les autres, nous sommes immanquablement influencés, surtout lorsque les opinions proviennent de fortes personnalités. Définir des critères objectifs est donc essentiel. Ensuite, il est bénéfique pour les candidats d’avoir un entretien professionnel et de grande qualité. Cela transforme une expérience stressante en apprentissage positif.

Être une femme manager, est-ce un problème ?

La situation s'améliore, mais quand j'ai commencé à Groningen (Pays-Bas) il y a des années, j'étais la première femme professeure en physique et la troisième du pays. Aujourd'hui, le milieu académique à Groningen est très diversifié et international. Nous essayons de dispenser une formation interculturelle au personnel.  Une fois que vous en savez plus sur les différences ou les habitudes, tout devient beaucoup plus facile. Le fait d’être simple, clair et explicite dans votre communication aide à briser toutes les barrières des différences culturelles.

Vous êtes femme scientifique en physique. Comment êtes-vous considérée dans ce monde d’hommes ?

Nous sommes au moins 35% du corps académique dans cette situation. Les choses changent, mais pas assez vite (rires). Je suis totalement enthousiasmée par le système belge, où la population estudiantine est très diversifiée socialement. Au fait, la crèche pour les enfants du personnel et des étudiants de l’UNamur est-elle toujours ouverte ? Oui ? Fantastique !  Je conseillerais à chaque institution d’offrir une garde d’enfants du matin au soir.

Journée Internationale des Femmes et des Filles de sciences

Afin d'assurer aux femmes et aux filles un accès et une participation pleins et égaux à la science, et de parvenir à l'égalité des sexes et à l'autonomisation des femmes et des filles, l'Assemblée générale des Nations Unies a proclamé le 11 février « Journée internationale des femmes et des filles dans la science » en 2015.

À l’UNamur, un groupe de jeunes chercheurs a pris l’initiative de célébrer cette journée en organisant un évènement annuel dédicacé, qui en est à sa troisième édition en 2023. Cette journée de conférences scientifiques et de vulgarisation est organisée autour de la thématique Femmes et Science.  Objectifs ? Partager les expériences, envisager d’éventuelles nouvelles collaborations, et promouvoir les filières scientifiques auprès des femmes en présentant des parcours inspirants.

Cet article a été réalisé pour la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #24 d'avril 2022.

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