Stéphane Vincent © Christophe Danaux

Cet article a été réalisé pour la rubrique "Euréka !" du magazine Omalius #26 (septembre 2022)

C’est l’histoire d’un jeune violoniste français que la chimie organique a détourné de la musicologie. « Mais pas de la musique. Dans toutes les universités que j’ai fréquentées, même pendant mes deux ans de postdoc aux États-Unis, à San Diego, j’ai joué dans les orchestres locaux. Et aujourd’hui, je fais de la musique de chambre… » L’histoire d’un chercheur au CNRS qui a fait un « choix de vie », avec son épouse, en préférant Namur à Paris pour y élever leurs enfants. « Ce n’était pas une décision simple, mais cela fait 18 ans que nous l’avons prise, et nous ne la regrettons pas. » Et surtout, l’histoire de la collaboration entre deux scientifiques et leurs équipes. « Je suis chimiste, c’est-à-dire que je conçois et fabrique des molécules pour tenter de répondre, en laboratoire, aux questions qui se posent dans le cadre de certaines thématiques – mon sujet de prédilection étant la chimie des maladies infectieuses. Dans ce contexte, je collabore avec un collègue biophysicien, David Alsteens, de l’UCLouvain, qui est un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’AFM (Microscopie à Force Atomique) des virus. »

La magie des sucres

Stéphane Vincent et David Alsteens travaillent ensemble depuis cinq ans. « Nous nous sommes demandé s’il était possible d’empêcher l’entrée d’un virus dans la cellule en lui opposant des molécules susceptibles de se lier aux récepteurs de ce virus. Au départ, nous avons opté pour un reovirus particulièrement intéressant, parce qu’il a des propriétés oncolytiques et qu’il interagit avec certains sucres. » Contrairement à la vision naïve que nous pouvons en avoir, « et que j’ai moi-même en tant que chimiste », un virus n’entre pas dans une cellule comme par magie. Avant d’y pénétrer, il doit s’y attacher.

Une cellule est recouverte de ce que je décrirais comme des petits cheveux, dans lesquels il s’accumule jusqu’à ce que sa concentration soit suffisante pour qu’il puisse atteindre sa cible. Or, ces « petits cheveux » sont en fait des sucres, et il s’avère que je suis spécialiste de la chimie et de la biochimie des sucres…

Quand corécepteur rime avec facilitateur

Et puis, le SARS-CoV-2 est apparu, et les deux équipes ont saisi le virus au bond.  « Nous savions que les coronavirus utilisent un récepteur principal appelé ACE2, mais que certains coronavirus humains ciblent également des corécepteurs sucres. » Comme ils avaient en quelque sorte pris de l’avance grâce à leurs recherches sur le reovirus, ils ont décidé, dès début 2020, d’explorer cette alternative. « En plus du récepteur principal ACE2, qui est la porte d’entrée par laquelle le virus doit obligatoirement passer pour entrer dans une cellule et l’infecter, nous avons découvert que le virus emploie un sucre comme corécepteur. » Ce corécepteur joue-t-il un rôle essentiel ? « Essentiel, probablement pas, mais facilitateur, sans aucun doute. Autrement dit, si on empêche le virus d’accéder à ce corécepteur, en fabriquant des molécules qui lui bloquent le passage, on va le freiner, et donc réduire le risque d’infection. »

 

Interactions

Les deux équipes en sont déjà à leur troisième génération de molécules. Avec des résultats impressionnants. « Évidemment, nous n’avons encore fait que des tests in vitro. D’abord avec les fameuses protéines Spike du virus, sortes de crochets qui permettent au SARS-CoV-2 de se cramponner à la cellule, puis avec le virus entier. Dans les deux cas, nous avons démontré une interaction forte avec nos molécules – en particulier l’une d’entre elles. Ensuite, nous avons réalisé une culture de cellules pulmonaires et infecté cette culture avec le virus. Et, là encore, nous avons la preuve que notre molécule, utilisée à des concentrations croissantes, empêche au moins partiellement l’entrée du virus. »

In vivo

Après avoir breveté leurs résultats, Stéphane Vincent, David Alsteens et leurs collaborateurs ont publié leur premier article, cette année, dans la revue Nature Communications. Mais c’est à l’étape suivante, les tests in vivo, que la communauté scientifique et surtout l’industrie pharmaceutique les attendent. « Des tests sur des souris sont en cours actuellement. Le but est d’évaluer le niveau d’infectivité selon que les souris seront ou non traitées par notre molécule. » Et si c’est le cas ? « Notre ambition n’est pas de guérir la Covid. Mais, si nous disposions, en début d’infection – dans une famille, par exemple, quand un des membres a un test antigénique positif – d’un antiviral en spray, fabriqué à partir de nos molécules, nous pourrions contribuer à ralentir la propagation de la maladie. »

Médicament ?

Stéphane Vincent, toutefois, se refuse à donner de faux espoirs.

Moi je suis un scientifique, j’étudie des processus fondamentaux.  Promettre la mise sur le marché d’un médicament révolutionnaire n’est pas de mon ressort. En science, il faut être extrêmement prudent.

« D’autant que, même si nos molécules agissent chez les souris, elles peuvent être inefficaces chez l’être humain. Mais, puisqu’il paraît certain que nous allons devoir vivre avec ce virus, un tel outil pourrait nous y aider. »  Pour lui qui apprend à ses étudiants qu’en choisissant la recherche fondamentale, ils risquent de dresser une barrière d’incompréhension entre eux et leurs proches, toutefois, l’aventure ne manque pas de charme. « Pour une fois, ce que je fais est à peu près compréhensible pour ma famille. Et, même si mes recherches habituelles me passionnent, celles-ci ont une autre dimension : un lien direct avec le quotidien. »

CV express

  • 1994-1997 : Doctorat en chimie organique, Université Louis Pasteur, Strasbourg (France). Superviseur : Dr Charles MIOSKOWSKI
  • 1998-1999 : Post-doctorat, The Scripps Research Institute, La Jolia (USA). Superviseur : Prof. Dr Chi-Huey WONG.
  • 1999-2000 : Post-doctorat, Université Louis Pasteur, Strasbourg (France). Superviseur : Prof. Jean-Marie LEHN (Prix Nobel de Chimie 1987).
  • 2001-2004 : Chercheur permanent – CNRS, École Normale Supérieure, Paris.
  • 2004 : Professeur (Chargé de cours) - Directeur du Laboratoire de chimie bio- organique, UNamur.
  • 2015 : Professeur ordinaire – UNamur.
Une Omalius 26
Cet article est tiré du magazine Omalius #26 (septembre 2022).

Pour lire Omalius #26 en ligne, c'est ici !