Gunzig Thomas

Cet article est la version intégrale de l'interview réalisée par Manon Houtart pour la rubrique "L'invité" du magazine Omalius #28. 

Dans plusieurs de vos romans (La Vie sauvage, Feel good, etc.), vous évoquez l’ennui et les difficultés scolaires de vos personnages. Votre propre parcours scolaire ne s’est pas déroulé sans heurts, puisque votre dyslexie vous a mené dans l’enseignement spécialisé. Cela a-t-il eu un quelconque effet sur votre trajectoire par la suite ?

La bonne réponse serait sans doute de dire que cela a suscité le désir de prouver que je n’étais pas un incapable, mais c’est sans doute plus complexe que ça. Je pense que dans cette orientation scolaire, le plus troublant n’est pas le diagnostic de dyslexie posé par le PMS (erroné d’ailleurs, parce que j’ai certes une très mauvaise orthographe, mais j’ai rencontré des dyslexiques depuis lors et je vois que ce n’est pas tout à fait pareil), mais surtout le manque de résistance de mes parents. Cela a peut-être a induit en moi le sentiment que, dans la vie, on est toujours seul face à soi-même et qu’on a intérêt à ne pas trop compter sur les autres. Et ma vie me l’a souvent prouvé…

Cela a-t-il joué dans votre goût de la lecture, puis dans votre choix d’une carrière d’écrivain ?

Oui dans la mesure où dans l’enseignement spécialisé, j’étais entouré d’enfants spéciaux, c’était parfois compliqué d’entrer en contact avec eux. Je me suis alors retrouvé seul dans la cour de récréation dès la première primaire, et je risquais d’apparaître soit comme une victime, soit comme un enfant qui ne va réellement pas bien, ce qui aurait confirmé le diagnostic des psychologues. J’ai donc eu l’idée de me faire passer, auprès des adultes, pour l’intello qui n’aime pas se mêler aux jeux trop brutaux de ses camarades, qui préfère rester assis sur un banc à lire des livres… C’était d’abord une bonne excuse, et avec le temps j’y ai réellement pris goût.

Vous êtes aujourd’hui vous-même professeur, vous enseignez la littérature à La Cambre et la mise en récit à Saint-Luc. Comment envisagez-vous cette tâche d’enseignement, compte tenu de votre regard critique à l’égard de l’institution scolaire ? Y a-t-il certaines failles que vous vous efforcez de ne pas perpétuer ?

J’essaie avant tout que ce soit un cours agréable à suivre, je ne supporterais pas l’idée que mes étudiants s’ennuient. La présence des étudiants n’est pas obligatoire, mais pour moi c’est important qu’il y ait du monde, parce que c’est le symptôme de la qualité de mon enseignement. Je sais qu’un prof ne devrait pas penser comme ça, mais je ne peux pas m’en empêcher., Je me dis qu’on n’apprend bien que par le biais de l’émotion, de la joie, de l’amusement. On se souvient davantage des émotions que de la connaissance, ou en tout cas on se souvient mieux lorsque le savoir est lié à l’émotion. Je raconte beaucoup d’anecdotes concernant les écrivains (probablement trop d’ailleurs, ce n’est pas du tout académique, mais j’aime ça). Je suis par ailleurs de plus en plus allergique à l’idée de la pure restitution des connaissances : à mon examen, les étudiants peuvent avoir toutes les notes qu’ils veulent, leur téléphone, Chat GPT, etc. Je leur demande toujours d’inventer eux-mêmes une question pertinente et d’y répondre. Je les encourage à être créatifs, plutôt qu’à emmagasiner une masse de connaissances en un temps donné (ils les oublieraient ensuite très rapidement).

GCN Thomas Gunzig

L’art d’écrire et l’art de raconter, ça peut s’enseigner selon vous ?

On peut en tout cas apprendre à décrasser tout ce qui empêche d’écrire, indiquer le chemin qui mène à l’imagination, et rassurer sur le fait que tout le monde en a. Il existe par ailleurs des techniques de construction narrative qu’il est bon de connaître, quitte à s’en défaire par la suite… Personnellement, je ne me destinais pas du tout, a priori, à l’écriture de scénario, et j’écrivais mes romans sans aucune forme de méthode. Je me nourrissais intuitivement des nombreux films que j’avais vus, des histoires que j’avais lues. Mais quand je me suis professionnalisé dans le scénario en travaillant avec Jaco Van Dormael, je me suis intéressé aux travaux théoriques, et j’ai alors découvert tout un univers d’auteurs qui depuis des décennies élaborent des idées assez efficaces sur la façon de construire un scénario. Écrire un scénario de film et construire l’intrigue d’un roman sont deux tâches très distinctes, mais certains aspects peuvent être transposés.

Du livre à l’antenne, de l’écran à la scène, vos activités d’écriture sont très variées : poursuivez-vous une seule et même quête à travers ces multiples formes ?

Ce que je recherche avant tout, dans mes livres et scénarios comme dans mes chroniques radio, est le déclenchement d’une émotion. C’est de plus en plus ce que j’essaye de faire dans mes billets radio par exemple. On m’avait demandé de faire des billets humoristiques, mais davantage que la vanne, je cherche à ce que ces billets soient des moments d’émotions, plus ou moins légers. Les écrivains qui durent (je ne dis pas que je serai de ceux-là, mais je l’espère) ne sont pas forcément les plus grands penseurs, qui construisent leurs romans sur la base d’une opinion ou d’un propos sur la société, ce sont plutôt ceux qui sont parvenus à élaborer des personnages crédibles, avec un effet de réel important, que l’on n’obtient selon moi qu’à travers l’émotion. C’est sans doute pour cette raison qu’on continue à lire Le Comte de Monte-Cristo, tandis que les romans de Jean-Paul Sartre, eux, se lisent de moins en moins une fois que la mode est passée, car on sent que ses personnages ne servent qu’à démontrer une thèse… C’est aussi la raison pour laquelle je préfère écrire des romans que des billets radio : alors que la chronique doit tenir en quatre minutes dans une plage dédiée à l’info, le roman peut se maturer sur le temps long, ce qui permet de labourer l’imaginaire en profondeur, de puiser dans sa matière émotionnelle et d’essayer de partager cela à travers des histoires…

Il y en a plein, et à la fois je ne lis pas beaucoup bizarrement. Il y a des œuvres littéraires qui me touchent sans que je puisse vraiment l’expliquer : L’Amour au temps du choléra de Garcia Marquez, j’ai trouvé ça tellement dingue et sublime ; les nouvelles de Yōko Ogawa ; Le Comte de Monte Cristo ; les romans de Philippe K Dick, Bukowski, John Fante et des écrivains de la Beat Generation, ou même des œuvres de science-fiction pas forcément bien écrites, mais qui contiennent des idées géniales… J’aime aussi les correspondances (celles de Flaubert, par exemple, permettent de plonger très concrètement dans son univers). En ce moment je lis le journal de Paul Léautaud : ce qu’il dit sur sa pratique de l’écriture, ses hésitations, c’est tellement sincère !

Je suis assez peu intéressé par cette tendance contemporaine de l’autofiction, les récits de soi, etc. Il y a des choses qui sont très bien écrites, mais selon moi cela fait l’impasse sur la plus grande difficulté de l’activité littéraire, qui est d’élaborer une histoire ex nihilo et de parvenir à l’écrire. Ce qui me désespère c’est quand on met l’autofiction, dans les pages des journaux ou dans les émissions littéraires, sur le même pied que la fiction. Or, faire le récit de telle ou telle expérience de sa vie, ce n’est pas le même boulot que la création d’une fiction. Bien sûr, on travaille toujours à partir d’un matériau émotionnel qu’on connaît, mais je pense que le défi d’un auteur ou d’une autrice est de parvenir à recréer en soi des émotions qu’on n’a pas forcément éprouvées dans sa vie : c’est le propre de l’empathie.

Dans Feel Good, vous posez un regard ironique à l’égard des promesses brandies par ce qu’on appelle les « feel good books », ces romans qui parlent du bonheur sans remettre en cause l’état du monde… Quel type de littérature vous semble à l’inverse devoir être davantage valorisée, défendue ?

Les feel good books sont des livres presque dangereux d’un point de vue politique, car ils prétendent que le bonheur est en chacun de nous, qu’il suffit de se mettre à sa recherche. Il y a pourtant mille raisons d’être malheureux : c’est le monde qui faut changer, pas soi-même ! Ces feel good books sont aussi des livres qui regorgent de clichés et de stéréotypes, qui seraient condamnables aux yeux d’un bon éditeur. C’est désolant parce que cela désapprend à lire, cela donne des générations de lecteurs qui ne font plus l’effort d’entrer dans une langue singulière. Ce qui est intéressant selon moi, c’est précisément quand il y a une conjonction entre un imaginaire et une voix, c’est-à-dire un style.

Est-ce que l’humour à l’inverse vous semble être un outil fertile pour faire face à l’âpreté du monde ?

Oui, c’est un outil fabuleux, parce qu’on peut faire passer plein de choses par le biais de l’humour, et c’est un des plus beaux cadeaux que l’on puisse faire à un lecteur ou une lectrice que de la faire rire. Le problème de l’humour c’est qu’il suscite la méfiance des critiques et des grands prix littéraires, parce qu’on nous a appris qu’un grand livre était quelque chose de grave et de sérieux. Si vous faites un truc marrant, ça ne peut pas être sérieux. C’est incompatible dans l’esprit de ces critiques-là. Il y a pourtant beaucoup de grands auteurs qui associent l’humour et le sérieux : Kafka dépeint des univers tragiques et drôles à la fois, Beckett aussi… Les romans de Garcia Marquez, par exemple, sont magnifiques et remplis d’éléments drôles à la fois. Ce sont des auteurs qui ont su réussir sans évacuer toute forme d’humour.

Vous avez souvent recours aux guillemets et à ce qu’on appelle le « style indirect libre » pour mettre à distance certains tics de langage de vos personnages, imprégnés par l’air du temps. C’est une manière de mettre à distance certains clichés, de dénoncer une langue dévoyée par la société consumériste ?

Oui, peut-être. Une des langues avec lesquels j’aime faire ça c’est la langue du marketing et du business, cette novlangue contemporaine qui est effrayante, qui est aussi très présente dans le discours journalistique, et qui ne veut rien dire. Ce sont des formules qui me font tiquer…Je les répercute parce que ces phrases toutes faites trahissent une manière de penser ou de ne pas penser du tout.

Dans ce même roman, vous dressez une satire du milieu littéraire contemporain, en décrivant la nécessité pour les écrivains de multiplier les foires, festivals et salons du livre, ateliers d’écriture, rencontres scolaires, pour pouvoir vivre de leur activité et exister sur la scène littéraire. Ces règles du jeu vous semblent parfois ingrates, voire risibles ?

Oui, c’est affreux. Il faut s’y plier parce que ça fait plaisir à son éditeur et au libraire du coin qui a organisé la rencontre, mais à moins d’y retrouver l’un ou l’autre ami écrivain, on est souvent un peu tout seul dans ce type d’événement. Cela fait partie de l’aspect mercantile du métier, qu’il est très compliqué d’oublier complètement. On est le petit représentant de commerce de soi-même quand on est écrivain. C’est intéressant d’observer le lien entre la production littéraire d’un auteur et la nécessité ou non de gagner de l’argent : quand on a des grosses fortunes comme André Gide, on peut consacrer sa vie à l’écriture ; quand on en a moins comme Kafka, c’est plus difficile. Certains auteurs infléchissent ce qu’ils écrivent pour correspondre à telle ou telle mode et vendre davantage… Mais à peu près aucun auteur n’est indifférent à ses chiffres de vente, à ses tirages, au montant de son avance, etc. Les salons du livre font partie de cette nécessité-là.

On entend souvent aujourd’hui, en particulier en contexte de désastre écologique, que nous avons besoin des écrivains pour inventer de nouveaux récits et refaçonner nos imaginaires. Quelle serait, selon vous, la responsabilité politique de l’écrivain ?

Je considère que l’écrivain n’a pas de responsabilité particulière. L’écrivain est tenu de faire les meilleurs romans possibles, de la meilleure façon possible, c’est-à-dire de celle qui lui correspond le plus. La responsabilité politique incombe aux pouvoirs publics : il faut observer de quelle manière ils soutiennent les écrivains et défendent concrètement la littérature. Une récente étude de la Société des auteurs montre que 66% des auteurs et autrices gagnent moins de 500€ par mois du fait de leurs droits d’auteurs. Or, la loi est sur le point d’être modifiée, ce qui risque de plonger les auteurs dans une misère noire. Je suis en train de militer auprès de différents partis politiques, parce que les auteurs ne prennent pas la mesure de ces projets de loi, et sont donc peu mobilisés sur la question. Il y a une responsabilité des pouvoirs publics à considérer les particularités de l’activité d’écrivain, qui nécessite une fiscalité appropriée.

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Cet article est la version intégrale de l'interview réalisée par Manon Houtart pour la rubrique "L'invité" du magazine Omalius #28.

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