Katrien Beuls

Cette interview a été réalisée pour la rubrique "Expert" du magazine Omalius #27 (décembre 2022)

Après un cursus atypique (voir CV express ci-dessous), sa rencontre avec Luc Steels (VUB), pionnier de l'intelligence artificielle en Europe et expert en linguistique informatique évolutive et une expérience internationale d’étudiante et chercheuse post-doctorale, Katrien Beuls vient de poser ses valises à l’UNamur. 

« Un poste comme 'Chargée de cours en Intelligence Artificielle' était vacant. J’ai postulé et me voilà !  Je trouvais intéressant que la description de poste ne restreigne la fonction à un sous-domaine spécifique de l’IA. Je trouve l’UNamur extraordinaire, par la taille humaine de l’institution, qui permet de nombreuses interactions rapidement, car on connaît vite tout le monde ! J’ai aussi eu l’impression qu’il y avait une certaine ouverture d’esprit à la Faculté d’informatique et que les méthodologies nouvelles les intéressaient.  J’ai vraiment le sentiment que l’UNamur est un excellent endroit pour créer ma propre équipe de recherche interdisciplinaire. »

Une chercheuse passionnée et passionnante

« J’essaie de construire des systèmes intelligents, qu’on appelle des agents cognitifs qui implémentent le cycle « perception », « raisonnement », « action », qui constitue le processus de décision.  Ces agents intelligents doivent résoudre en équipe des tâches de communication.  Le but est de construire un langage commun pour faire référence à une situation, des objets, etc… Cela se fait sous forme de jeu selon un protocole établi.  Un agent choisit un thème de conversation et doit se poser la question : que dois-je dire pour que l’autre sache de quoi je parle ?  Ils ont des capacités de perception mais voient le monde ou des segments de ce monde sans étiquette et n’ont pas de système linguistique. »

C’est un peu comme cela qu’un enfant apprend une langue.  Au début, il n’a pas de vocabulaire et ne connait pas la grammaire.  Il doit apprendre à faire la relation entre ce qu’il voit et le mot ou le concept qui le définit.  C’est un processus qui implique de nombreuses capacités cognitives, au niveau sensori-moteur, conceptuel et linguistique. L’être humain est le seul à pouvoir s’exprimer par un langage construit.  C’est une belle source d’inspiration.

Nouveaux systèmes dynamiques : apprentissage et adaptation

« Prenons un premier jeu.  Plusieurs agents sont confrontés à la même scène (voir ci-contre).  Le premier agent veut désigner la peluche rouge et l’appelle « ça ».  Mais de multiples facteurs sont liées à cette information : la localisation dans l’espace, la matière, la couleur... Un mécanisme va stocker les informations et les classer.  Le terme « ça » est trop vague, il y a plusieurs interprétations possibles.  Est-ce la peluche ? Sa couleur ?  Pour résoudre ce chaos, un autre mécanisme est introduit pour gérer les problèmes d’association entre forme et sens : on ajoute un score entre 0 et 1 (1 signifie une bonne association, 0 une mauvaise).  Au fur et à mesure des interactions avec de multiples agents, les scores vont augmenter ou diminuer.  Cela permet de vérifier la bonne compréhension et le choix d’un terme commun précis ».  Mais nous ne sommes ici qu’au plan lexical basique : des mots de vocabulaire.  Il faut aussi introduire la grammaire. »

Robots

Pour aller vers des structures plus complexes sur le plan sémantique et conceptuel, il va falloir pousser l’expérience plus loin. La peluche rouge est déjà un concept complexe : sa matière (tissus poilu), sa forme (petit monstre), couleur (sous forme RGB), sa localisation dans l’espace (à gauche, à côté de, …), sa taille (petit, grand) …  Il va falloir isoler tous ces concepts.  Comparer les objets rouges par exemple, afin d’être sûr qu’on parle bien de la couleur. De cette manière, on arrive à affiner la compréhension jusqu’à ce qu’un terme commun soit identifié et entériné.

« La méthode IA pour le jeu de langage sur laquelle je travaille implique une multitude d’agents qui vont introduire beaucoup d’idées et de concepts afin de finalement trouver un langage commun et donc un protocole de communication robuste, adaptif et productif. »

Le langage : couche d’abstraction sur le monde et sa compréhension

Revenons aux humains et à deux des capacités fondamentales dans l’acquisition du langage : la lecture d’intention et la recherche de schémas.  Selon la théorie de la grammaire de construction, toute la connaissance d’un utilisateur d’un langage est composée de constructions, c’est-à-dire d’associations entre forme et sens. 

« Prenons un jeune enfant à qui on demande, veux-tu encore du lait ?  En fonction de sa réaction, il en reçoit ou non. C'est de cette interaction que l'enfant peut faire une hypothèse sur le sens de la phrase qu'il a entendu : il "lit" l'intention de son interlocuteur dans le contexte donné.  A force de répétition, l’enfant consolide cette question dont il est encore incapable de comprendre la structure compositionnelle.  Il s’adapte aussi au fil du temps.  Veux-tu encore de l’eau ? Et le processus se répète.  Grâce au mécanisme de recherche de schémas, il en arrivera à la conclusion suivante : Veux-tu du X ? Je reçois du X. »

La lecture d’intention est compliquée à mettre en œuvre quand il s’agit d’IA car elle fait référence à la capacité d'émettre des hypothèses sur le sens voulu d'un énoncé observé en fonction du contexte situationnel dans lequel il est énoncé. La recherche de schémas fait référence à la capacité de généraliser sur des paires d'énoncés observés et leur sens hypothétique, produisant des mappages forme-sens de divers degrés d'abstraction.

« Nous créons des algorithmes au départ d’un inventaire d’opérations basiques pour développer des programmes qui vont permettre de construire des structures conceptuelles en mode lecture d’intention.   Les opérations simples sont par exemple : découper la scène, filtrer (selon divers critères), chercher la couleur, compter…  Pour un agent, le processus sera le suivant pour répondre à une question comme « Combien de cubes bleus y a-t-il sur l’image ? »  La couleur est à elle seule un concept complexe puisqu’un robot la lit en mode RGB.  Le vert peut être pris pour du bleu sans vérification qu’on a bien saisi les nuances. »

Katrien Beuls cubes

A force de répétitions et d’interactions avec d’autres agents, et avec un but précis, il va consolider les différents concepts rencontrés en faisant appel à toute sa mémoire et associer les éléments entre eux.  Cela permettra de créer une expression holistique dans laquelle il pourra construire du sens. 

L’intelligence délibérative

Le livre « Penser, vite et lentement », écrit en 2011 par le psychologue Daniel Kahneman explique la dichotomie entre deux modes de pensée : le « système 1 » est rapide, instinctif et émotionnel et le "système 2" est plus lent, plus délibératif et plus logique.  Le système 1 est basique.  Le système 2 est un système réfléchi et raisonné.

« Le monde de l’IA est actuellement basé sur un système d’intelligence réactive.  Moi, j’essaie de mettre en place l’intelligence délibérative.  Une des limitations importantes de la plupart des systèmes IA actuels est qu’ils apprennent à résoudre une seule tâche basée sur des millions d’exemples.  Ce n’est pas de l’intelligence. Avoir des connaissances segmentées, c’est absurde ! L’intelligence, c’est résoudre les nouveaux problèmes et s’adapter en fonction des connaissances que l’on a déjà. »

Outre ses cours et la supervision des projets de recherche en cours, Katrien organise régulièrement des workshops interdisciplinaires avec des linguistes, des psychologues, de biologistes pour l’inspiration.

J’aime travailler en équipe. Il faut être plusieurs pour apprendre !  C’est nous en tant qu’individus interagissant avec les autres qui avons fini par construire notre langage. En fait, je suis comme mes agents.

CV express

  • 2008 : Master en Langue et Littératures (anglais/espagnol) à la KU Leuven
  • 2009 : Master en Traitement de la Parole et du Langage de l'Université d'Edimbourg
  • 2010-2014 : Doctorat Informatique de la VUB sous la supervision du professeur Luc Steels, fondateur de l'IA en Belgique. Bourse IWT (équivalent du FRIA en Flandre).
  • 2014 : Chercheuse post-doctorale dans l'International Computer Science Institute (ICSI) à Berkeley et responsable de plusieurs projets EU à la VUB (Atlantis, ODYCCEUS, AI4EU)
  • 2014-2022 : Professeure invitée dans le département d'informatique de la VUB
  • Depuis avril 2022 : Chargée de cours à l'UNamur.

Projets en cours

  • L’Institut de recherche BEEHAIF (Belgian Evolutionary and Hybrid AI Foundation), dont elle est co-fondatrice, association de chercheurs dans le domaine de l’IA évolutionnaire et hybride en Belgique.  Des workshops sont régulièrement organisés. 
  • Meaning and understanding in Human-centric AI (MUHAI) – Un robot qui cuisine en réalité virtuelle.  Modélisation d’activités quotidiennes comme préparer un repas et développement de systèmes qui arrivent à comprendre des instructions en langage « humain » (qui sont souvent très imprécises) afin d’exécuter toutes les étapes d’une recette et d’arriver à un repas bien préparé. Un « recipe execution benchmark » a été développé afin de tester le système et de le comparer à des techniques alternatives. 
  • ‘Language games for ontology alignment under partial observability’, Alexane Jouglar, co-supervisée avec Prof. dr. Anthony Cleve dans le cadre du projet ARIAC. Dans ce projet, on utilise le paradigme de jeux de langage pour développer un langage commun qui permet d’échanger des informations qui sont stockés dans des différentes bases de données.
  • Une démo en développement pour le Printemps des sciences 2023 (du 20 au 26 marc 2023) : construire un langage pour nommer les couleurs avec un robot, voir ce qu’il se passe quand il a stocké une information. Résumé : « Vous êtes-vous déjà demandé si un robot voyait autant de couleurs que vous ? Et sont-ils les mêmes ? Participez à notre démonstration interactive et créez un langage pour communiquer sur les couleurs avec notre robot. Ensuite, vous pourrez emporter chez vous une carte postale avec votre langue nouvellement créée. »

 

Une Omalius 27
Cet article est tiré du magazine Omalius #27 (décembre 2022).