Cet article a été réalisé pour la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius #32 de mars 2024.

Selon les chiffres les plus récents (enquête EU-SILC 2023), 12,3 % de la population belge présente un risque de pauvreté monétaire ; 6,1 % souffre de privation matérielle et sociale sévère et 10,5 % vit dans un ménage à faible niveau d’intensité de travail (moins d’un jour sur cinq par semaine). La valeur de l'indicateur européen « risque de pauvreté ou exclusion sociale » s'élève ainsi pour la Belgique à 18,6 %, soit 2.150.000 de Belges confrontés à au moins l’une de ces trois situations. Toujours selon l’enquête EU-SILC 2023, 15,5 % de la population belge indique avoir des difficultés ou de grandes difficultés à s'en sortir (indice de pauvreté subjective).

C’est à destination de ces professionnels qu’a été mis en place, dès 2021, le Certificat en accompagnement de la grande précarité, fruit d’une collaboration entre le Centre Vulnérabilités et Sociétés de l’UNamur, l’HENALLUX (Haute École de Namur-Liège-Luxembourg), l’HEPN (Haute École de la Province de Namur) et l’UCLouvain. Soit une dizaine de jours de formation, assurés par une équipe pluridisciplinaire, pour mieux comprendre les dynamiques complexes générées par la grande précarité (sans-abrisme, surendettement, dépendances, non-recours aux droits, mendicité, etc.). Objectif ? "Aider ceux qui aident", en leur permettant de porter un regard réflexif sur leurs pratiques, d’utiliser des modèles théoriques pertinents, d’échanger avec des acteurs-clefs comme Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP), d’approcher la précarité dans ce qu’elle a de plus intime par le biais du théâtre ou par la rencontre des acteurs des associations de terrain... « Le but est de répondre à un besoin, de rendre ça le plus pratique possible », commente Mathieu Rolain. Juriste, l’enseignant est par exemple intervenu cette année sur la mendicité en droit belge.  « La constitution belge reconnaît que chacun doit pouvoir mener une vie conforme aux principes de la dignité humaine : c’est ce principe qui anime de nombreuses recherches du Centre Vulnérabilités et Sociétés de la faculté de droit de l’UNamur », résume-t-il.

Vulnérabilité existentielle

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 « La société avance dans la prise en compte des vulnérabilités, notamment dans l’espace public », estime Laura Rizzerio, philosophe à l’UNamur. Mais cette prise de conscience – ne nous y trompons pas – est marquée d’une certaine ambivalence : « Le droit, en essayant de protéger les personnes vulnérables, les stigmatise aussi », commente la philosophe. « Par exemple, si je demande des subsides parce que je suis une personne porteuse de handicap, cela me favorise mais cela m’exclut : en rentrant dans cette catégorie, il y a d’autres choses auxquelles je ne peux plus accéder. » Ainsi Laura Rizzerio constate-t-elle chez ses étudiants une réticence à se déclarer "à besoins spécifiques" : s’ils peuvent bénéficier de certains ajustements, notamment concernant les procédures d’évaluation, ils n’en restent pas moins mis physiquement « à part ». Parce qu’elle est à double tranchant, la reconnaissance de certaines vulnérabilités vaut d’être laissée à la discrétion des premiers concernés.

Le terme de vulnérabilité porte en lui de nombreux malentendus : être vulnérable, ce serait être fragile, faible, victime... Alors que la vulnérabilité est avant tout une condition de l’existence humaine à laquelle personne n’échappe. « On a beaucoup confondu cette vulnérabilité comme condition normale de toute existence – nous sommes des êtres dépendants, liés, finis – et les formes avérées de vulnérabilités, c’est-à-dire la manifestation de cette condition existentielle à travers la maladie, le handicap, la vieillesse... » Or, selon Laura Rizzerio, ce n’est que lorsqu’on reconnaît en soi cette vulnérabilité existentielle que l’on devient capable d’accueillir la vulnérabilité avérée. Une gageure, puisque nous sommes tous habités « par des formes de dénis ». « Le déni de vulnérabilité est presque aussi normal que la vulnérabilité elle-même. La vulnérabilité est d’abord une expérience : on ne s’en rend compte que lorsqu’on la vit dans sa propre chair. D’où le fait que, de premier abord, nous allons nier notre vulnérabilité. Soit en disant que c’est une question qui ne concerne que les autres, soit en en faisant une expérience limitée dans le temps – un "passage" – ou bien en introduisant une relation de pouvoir. »

La vulnérabilité est d'abord une expérience : on ne s'en rend compte que lorsqu'on la vit dans sa propre chair.

Pauvreté relative ou absolue

Si la vulnérabilité et la pauvreté n’ont rien de théorique pour ceux qui les vivent, l’objectivation de ces situations grâce à des indicateurs permet précisément d’orienter les politiques publiques. Benoît Decerf, économiste au Centre de recherche en économie du développement à l’UNamur et collaborateur pour la banque mondiale, travaille sur ces mesures de la pauvreté et des inégalités. « Notre travail, c’est d’opérationnaliser les questions posées notamment par les philosophes », commente-t-il. « Historiquement, on mesurait le développement grâce au PIB par habitant, c’est-à-dire grâce au revenu moyen. Or cette mesure a été beaucoup critiquée car elle ne prend pas en compte les inégalités : le PIB d’un pays peut aussi bien augmenter parce qu’un Bill Gates s’enrichit que parce que le sort des pauvres s’améliore. » C’est pourquoi, aujourd’hui, dans les pays développés, on se concentre davantage sur un seuil de pauvreté dit "relatif". Ainsi, en Belgique, est considéré comme "pauvre" le pourcentage de la population vivant dans un ménage dont le revenu disponible est inférieur à 60 % du revenu médian national, soit 1 366 € net par mois pour un isolé ou 2 868 € pour un ménage composé de deux adultes et de deux enfants de moins de 14 ans. Un Wallon sur cinq se trouve aujourd’hui dans cette situation.

La Banque Mondiale – institution financière internationale qui investit dans les projets des pays en voie de développement avec un objectif de lutte contre la pauvreté – cherche en revanche à identifier le nombre de pauvres de manière absolue. Elle s’est longtemps basée sur le seuil d’ "un dollar par jour par personne", réévalué depuis 2022 à 2, 15 dollars. « Cet indicateur permet une très bonne "comparatibilité" à travers l’espace et le temps », souligne Benoît Decerf. « L’objectif, c’est de pouvoir se faire une idée de la situation matérielle des gens : est-ce que le sort des pauvres s’améliore ou pas ? » Car les gouvernements construisent en partie leur légitimité sur ces indicateurs de pauvreté, qui permettent d’objectiver leurs résultats de développement. Ainsi, l’Inde, pays qui rassemble un très grand nombre des pauvres au niveau mondial, ne partage plus ses données avec la Banque Mondiale depuis 10 ans, « probablement parce qu’elle souhaite garder la main sur l’histoire qu’elle va raconter concernant l’évolution de la pauvreté dans le pays », commente l’économiste.

La mesure de la pauvreté intègre aussi de plus en plus des critères non monétaires, spécialité de Benoît Decerf. « Ces mesures de pauvreté multidimensionnelles prennent par exemple en compte l’accès à la santé, à l’éducation ou encore la sécurité. » Aujourd’hui, à ses objectifs de lutte contre l’extrême pauvreté et de promotion d’une prospérité partagée (c’est-à-dire d’une croissance économique qui n’accroît pas les inégalités), la Banque Mondiale a ajouté celui de "livable planet" ou "planète habitable". « Cela signifie que la Banque Mondiale prend désormais en compte des indicateurs liés à la préservation de l’écosystème et au changement climatique, donc au bien-être "futur" qui nécessite une planète pas top endommagée... »

La précarité en enseignement

En Faculté des sciences économiques, sociales et de gestion, les étudiants sont challengés sur la thématique de la lutte contre la précarité et la pauvreté. Dans le cadre du projet d’innovation de Bloc 3, inscrit dans l’approche pédagogique learning by doing, ils sont amenés à réfléchir à cette thématique dans l’objectif d’y apporter une solution innovante. Un projet conçu comme un incubateur à projets d’innovation sociale.

Pour en savoir plus, cliquez-ici.

Des initiatives solidaires à destination des étudiants

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La Solidarithèque

Gérée par les services sociaux de l’UNamur, de la HEAJ, de la HEPN, de l’HENALLUX et de l’IMEP en partenariat avec l’Association pour la Solidarité Étudiante en Belgique (ASEB), la Solidarithèque met chaque semaine à disposition des étudiants quelque 150 paniers alimentaires au prix de 5 euros. Ces paniers proviennent en grande partie des invendus de la grande distribution. Paysans-Artisans livre également une partie des fruits et légumes. « Beaucoup d’étudiants hésitent encore à franchir la porte », constate Maxime Gigot, de la Cellule sociale des étudiants. « Ils se demandent s’ils ont vraiment leur place... s’ils ne prennent pas le panier de quelqu’un qui en aurait davantage besoin. » Un "blocage" qui n’étonne pas cet assistant social. « On a toujours en tête l’idée qu’un bon pauvre, c’est un pauvre qu’on ne voit pas... » Ouverte à tous sur simple présentation de la carte d’étudiant, l’épicerie solidaire est une réponse concrète à une réalité invisible mais partagée par de nombreux étudiants.

Des fonds d’aide sociale en soutien

Le Fonds Social Camille Joset de l’ASBL CERUNA octroie chaque année et de longue date des subsides importants à l’UNamur en faveur de diverses formes de précarité étudiante, que les étudiants soient belges ou étrangers. Le Fonds Social Camille Joset soutient plusieurs dispositifs mis en place par l’université, tels que l’épicerie sociale, l’aide à l’acquisition d’équipement numérique, la lutte contre la précarité menstruelle ou encore les cours de FLE proposés aux étudiants réfugiés dans le cadre du projet Université Hospitalière.

Le Fonds Wynants-Sudan a été créé en 2020 à l’initiative d’Olivia Sudan, épouse du professeur Paul Wynants (1954-2018). Ce Fonds permet d’octroyer chaque année des bourses supplémentaires à des étudiants belges et internationaux suivant un cursus à l’UNamur, en particulier dans le domaine de l’aide d’urgence et de l’aide à la mobilité.

Ces soutiens interviennent de manière complémentaire aux aides octroyées annuellement par le Service des relations internationales et la Cellule sociale de l’UNamur.

Intégration : l'UNamur en soutien du parcours migratoire

Le parcours migratoire est un facteur de vulnérabilité important. Dans le cadre d’un projet d’Initiative Locale d’Intégration (ILI) subsidié par la Région wallonne, l’UNamur assure des cours de français langue étrangère (FLE) et des ateliers interculturels. Trois questions à Leila Derrouich, coordinatrice du projet ILI.

Omalius : Quel est l’objectif des cours de FLE ?

Leila Derrouich : Pour accéder à l’enseignement supérieur, les jeunes qui arrivent en Belgique ont besoin au minimum d’un niveau B2. Les cours de FLE visent à leur permettre d’accéder à cet enseignement. Mais à l’UNamur, nous avons la particularité d’aller jusqu’au niveau C1, soit le niveau juste avant le niveau "natif". Quand les étudiants accèdent à ce niveau, cela leur donne une vraie confiance en eux. Nous proposons en particulier un cours de français académique ou FOU (français sur objectif universitaire). On y apprend à acquérir des compétences académiques : faire une synthèse, un poster scientifique, un exposé oral... Ils peuvent aussi s’inscrire en auditeur libre et apprendre en parallèle le français de spécialité ou FOS (français sur objectifs spécifiques) de leur matière. La grammaire n’est alors plus un objectif, mais un moyen. 

O. : Comment se traduit l’approche interculturelle ?

L.D. : Dans les cours, l’accent est mis sur les codes culturels du campus. Nous abordons aussi, en cours de français, les thématiques d’actualités, comme le réchauffement climatique. L’apprenant est considéré comme un acteur social : on l’invite à mettre en avant sa culture d’origine. Utiliser la langue française – qu’on ne maîtrise pas forcément – pour parler de quelque chose qu’on connaît bien est source de valorisation.

O. : Depuis 2015 et la mise en place des cours de FLE, quels résultats constatez-vous ?

L.D. : Nous avons aujourd’hui une Irakienne en master de sciences pharmaceutiques, un Syrien qui est devenu infirmier en soins intensifs en CDI et a joué un rôle important pendant la crise Covid, deux Albanaises qui vont elles-mêmes devenir formatrices FLE, un Afghan qui est devenu interprète sociojuridique, trois réalisateurs en audiovisuel... Nous avons de très nombreux exemples de réussite.

Omalius #32 - mars 2024

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Cet article est tiré de la rubrique "Enjeux" du magazine Omalius#32 (mars 2024).

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