Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet ?

Le projet est porté par deux belges : Alcante, scénariste, spécialisé dans la bande dessinée historique et le dessinateur, Steven Dupré, qui fait notamment les BD Kaamelott. Et pour adapter Les Piliers de la Terre en bande dessinée, ils m’ont demandé d’être le consultant historique pour les aider à recréer un Moyen Âge qui serait vraisemblable.

Mais il s’agit néanmoins d’une œuvre de fiction ?

Oui car le village de Kingsbridge, dont parle Ken Follet, n’a pas existé. Mais il fallait recréer un cadre vraisemblable pour l’œuvre et les aider à mettre des images sur un roman. Car il n’y a pas suffisamment d’informations, dans le roman, pour pouvoir traduire en image les costumes, les maisons etc. Le roman est très bien écrit et Ken Follet et son équipe sont très bien documentés. Mais il y a quand même des aspects pour lesquels il n’y a pas de détails dans le roman. Par exemple, à quoi ressemble une maison ou un village au Moyen Âge, quel type de casques portent les chevaliers… Pour donner un exemple concret : dans le roman, Ken Follet écrit que les moines chantent. Dans le roman c’est suffisant mais en BD, il faut écrire ce qu’ils chantent dans une bulle. J’ai donc dû me renseigner sur ce que les moines chantaient à l’époque.

Concrètement comment avez-vous fonctionné ? J’imagine que vous êtes beaucoup en contact avec le dessinateur ?

Les piliers de la terre_découpage.jpg

Hé bien, je suis surtout en contact avec Alcante, le scénariste (rires). En fait, le scénariste part du roman et dans un premier temps, il essaye d’adapter ce roman en scénario. Il doit, par exemple, déplacer certains événements et choisir ce qu’il va raconter. Il y a des choses qu’il va laisser tomber.  Le scénariste fait un découpage planche par planche et indique les éléments qu’il veut dans chaque case. C’est le scénariste qui a la vision de l’histoire.

Ce n’est pas le cas de tous les scénaristes, mais Alcante est assez directif – il le dit lui-même. C’est lui aussi qui écrit les dialogues d’ailleurs. Ensuite, il m’envoie son découpage en me demandant si je valide et si j’ai des remarques. C’est aussi l’occasion de poser des questions, ça a été le cas pour ce que chantaient les moines.

Ce projet me permet aussi de transmettre mes connaissances d’une autre façon. Mais ce qui désarçonne, c’est d’avoir des questions sur des choses auxquelles on ne réfléchit pas vraiment dans son travail quotidien

Votre validation porte-t-elle également sur le scénario et sa crédibilité ?

Non car c’est une œuvre fictionnelle et c’est surtout l’adaptation du roman. Donc si Ken Follet dit quelque chose dans le roman et que moi je dis autre chose, c’est Ken Follet qui a raison. Il y a donc parfois quand même des incohérences. Par exemple, l’un des héros rencontre une femme, qui deviendra l’une des héroïnes du roman, qui vit dans une grotte et qui lit des manuscrits. Et ça, il n’y a aucune chance que ça soit arrivé au 12ème siècle car la majorité des femmes laïques ne lisaient probablement pas, mais aussi parce qu’à l’époque les manuscrits coûtent extrêmement cher. Ce n’est donc pas crédible mais ce sera quand même dans la bande dessinée car c’est un élément relativement important dans le roman.

Comment transmettez-vous vos indications sur les différents éléments ?

Les piliers de la terre_storyboard.jpg

Prenons l’exemple du village. Généralement je donne des explications et je renvoie des éléments d’iconographie, de manuscrits ou de sceaux médiévaux mais également vers des travaux d’archéologues. J’essaye de transmettre au maximum des éléments qui existent. Je transmets ces éléments au scénariste qui lui transmet au dessinateur. Ça c’est la première étape. Ensuite ça part chez le dessinateur qui produit un storyboard.

Les piliers de la terre_planche encrée.jpg

Le scénariste me renvoie le storyboard et je peux à nouveau intervenir sur la vraisemblabilité des éléments. Par exemple, je peux mentionner que tel type d’outil n’existe pas. Il a notamment fallu faire des rectifications sur les chevaux et leur équipement. Ou sur les tonsures des moines. Ce sont des détails, mais qui ajoutent à l’ambiance et à la crédibilité du contexte.

Une fois que ce storyboard est validé, je reçois la page encrée, c’est-à-dire la page en noir et blanc définitive. Et je peux à nouveau intervenir mais vraiment s’il s’agit d’un gros problème car une page telle que celle-là représente une journée de travail. Une fois toutes les pages encrées, elles partent à la colorisation.

Ensuite je reçois les pages colorisées et on m’a demandé une validation. Mais je ne suis pas un spécialiste de tout donc il y a forcément de petites erreurs que j’ai laissées passer (rires).

Avez-vous aussi une implication pour les couleurs ?

Les piliers de la terre_planche colorisée.jpg

Oui, j’ai aussi été un peu impliqué, j’ai reçu une série de question et j’ai aidé à faire des choix mais le côté artistique prime parfois. On ne m’a pas vraiment demandé de retour sur la colorisation. J’ai donné des consignes. Ce que je leur ai dit, par exemple, c’est que le Moyen Âge c’est un monde, contrairement à ce qu’on pourrait penser, où il y avait beaucoup de couleur. La différence entre riche et pauvre n’est pas dans le fait que certains utilisent des couleurs et d’autres non, mais se marque dans l’éclat des couleurs.

Comment vous êtes-vous retrouvé embarqué dans le projet ?

En fait c’est via Isabelle Parmentier, qui travaille au département d’histoire. Alcante et elle se connaissent et comme Alcante fait beaucoup de BD historique, quand il a besoin d’un consultant en histoire, il demande à Isabelle. Isabelle a donc demandé à plusieurs médiévistes s’ils étaient disponibles et intéressés, et c’était mon cas ! (rires)

L’histoire va être déclinée en 6 tomes. Vous êtes donc impliqué pour les 5 prochains tomes ?

Les piliers de la terre_du modèle 3D au dessin.jpg

Oui, le tome 2 est d’ailleurs déjà en préparation. Au départ il était prévu de sortir un tome par an mais je pense que ce ne sera pas possible, ce sera probablement plutôt en 7, 8 ou 10 ans.

J’ai commencé le projet à l’automne 2021, il a donc fallu deux ans pour sortir le premier tome. Mais la mise en place a été un peu plus lente, les prochains tomes devraient aller plus vite et normalement j’aurai de moins en moins de remarques à faire. Par exemple, ce qui a pris énormément de temps au moment de la mise en place, c’est la représentation de la cathédrale, du village, du château… car il fallait que ce soit crédible pour la première moitié du Moyen Âge du 12ème siècle en Angleterre. Et ces éléments, pour la plupart, vont rester les mêmes. La cathédrale, par exemple va passer de romane à gothique et il y aura de nouvelles discussions. Mais le village lui restera le même.

Le scénariste et son fils ont d’ailleurs créé un modèle 3D de la cathédrale et du village qui sert de modèle au dessinateur. J’ai beaucoup discuté avec Alcante pour la création du modèle. Désormais, le dessinateur a à sa disposition un modèle 3D dans lequel il peut naviguer pour pouvoir dessiner, ça évite les allers-retours. Et c’est un travail qui ne faudra plus faire pour les prochains tomes.

Vous êtes partis pour 6 tomes et quelques années de travail, est-ce que vous appréciez l’expérience ?

Oui, clairement ! C’est vraiment agréable et c’est une autre façon de travailler. Moi je n’ai aucun talent de dessinateur et c’est agréable de participer à ce genre de projet alors que je serais incapable de créer ce genre de choses (rires). La collaboration se passe vraiment bien, Alcante est vraiment très sympa et à l’écoute de mes propositions. Il a une vision de l’adaptation et c’est sans doute un peu plus son projet que celui des autres. C’est probablement pour cela qu’il est assez directif, mais ça permet d’être efficace !

De plus, ce projet me permet aussi de transmettre mes connaissances d’une autre façon. Mais ce qui désarçonne, c’est d’avoir des questions sur des choses auxquelles on ne réfléchit pas vraiment. Par exemple, comment on harnachait les chevaux. Même si on a déjà vu des images, il s’agit là de réalités matérielles très concrètes auxquelles on ne réfléchit pas nécessairement dans son travail quotidien et ici, j’y suis obligé.

Y a-t-il parfois des questions auxquelles vous ne savez pas répondre ?

Les piliers de la terre_de l'iconographie à la BD.jpg

Oui souvent. Les questions me prennent souvent au dépourvu, je dois alors faire des recherches dans des bases de données d’objets archéologiques ou dans l’iconographie. Vraiment, j’ai dû effectuer des recherches pour ne pas raconter n’importe quoi. Ça m’a donc permis d’étendre mes connaissances. Et généralement, j’arrive toujours à trouver des indications qui permettent de donner des réponses. Mes connaissances de la période me permettent aussi de faire des déductions sur la manière dont c’était censé se passer.

Est-ce que certaines de vos remarques ne sont pas prises en compte ?

Les piliers de la terre_chevaux.jpg

Oui, parfois car, outre la prédominance de ce qu’a écrit Ken Follet, il y a aussi des éléments qui sont indispensable pour servir le récit. Pour que les lecteurs et lectrices comprennent, il faut parfois représenter les choses différemment de la réalité de l’époque. Par exemple, on sait que les chevaux au Moyen Âge étaient de plus petite taille. C’étaient des sortes de gros poneys, mais pour une meilleure compréhension du lecteur, on ne peut pas représenter les méchants sur des poneys (rires). J’avais donc signalé que les chevaux étaient trop grands mais ça n’a pas été modifié parce que ça sert la représentation du récit.

Une autre chose, par exemple, et là ça allait à l’encontre du roman, c’est qu’au Moyen Âge on exprime vraiment beaucoup ses émotions. Les hommes et les guerriers rient et pleurent plus qu’aujourd’hui. On le sait via des textes où l’on voit que des princes tombent en larmes devant des reliques de Saint ou pleurent de frustration. Et c’est un fait qui est largement mentionné dans les écrits sur la période. Mais ça, on ne peut pas le dessiner non plus car ce n’est pas dans le roman et c’est Ken Follet qui a le dernier mot.

Il a fallu demander les droits d’adaptation à Ken Follet, il a un droit de regard sur la bande dessinée ?

Non, il n’a pas de droit de regard. Elle lui a été soumise et envoyée et manifestement il était ravi du résultat. Mais il n’a pas suivi le processus au fil de la BD. C’est Glénat qui a négocié les droits au début du projet, Ken Follet a donné son accord. Il était très content du résultat, mais s’il n’avait pas été content, je ne sais pas comment ça se serait passé (rires). C’est d’ailleurs la première adaptation du roman en bande dessinée. L’œuvre a déjà été adaptée en série, jeu vidéo et même en comédie musicale. Mais en BD c’est la première fois.

Ecouter le reportage de Vivacité

Nicolas Ruffini-Ronzani : CV express

Nicolas Ruffini-Ronzani est historien, avec une prédilection pour la période médiévale. Il s’est formé à Namur en baccalauréat, avant de faire le master à Louvain-la-Neuve. Il est ensuite revenu à Namur pour réaliser sa thèse de doctorat. Après avoir soutenu sa thèse en 2014, Nicolas Ruffini-Ronzani a accompli différents post-doctorats à Namur et en France. Il a également effectué des séjours de recherche plus courts en Angleterre et en Italie. En 2020, il a décidé de se reconvertir en exerçant une fonction liée à la recherche : durant un an et demi, il a travaillé comme secrétaire de rédaction à la Revue d’histoire ecclésiastique. Néanmoins, le contact avec la documentation médiévale lui manquait, il n’a donc pas hésité à opter pour un mandat FED-tWIN qu’il exerce depuis 2022. Ce type de mandat encore peu connu permet à un membre du personnel scientifique de travailler dans deux institutions « partenaires » autour d’un projet commun. Dans son cas, les deux partenaires sont l’Université de Namur et les Archives de l’État.

Alcante : CV express

Didier Swysen aka Alcante remporte un concours de scénario supervisé par Raoul Cauvin en 1995 et voit ainsi sa première planche publiée dans l'hebdomadaire Spirou. Pour Dupuis, il écrit Pandora Box, une série de huit albums sur les mythes grecs dans l'actualité contemporaine. Puis, à la demande du scénariste Jean Van Hamme, Alcante écrit un album de la série XIII Mystery. La collaboration avec Jean Van Hamme se poursuit également sur Rani, une série historique se déroulant en Inde au 18e  siècle. Devenu scénariste à temps plein, il écrit d'autres scénarios, dans différents registres. À partir de 2017, il lance une série historique intitulée LaoWai. En 2020, il scénarise avec Bollée le roman graphique La Bombe, racontant l'histoire vraie de la bombe atomique, de 1933 à 1945. L'ouvrage fait notamment partie de la sélection pour le grand prix de la critique 2021 et gagne de nombreux prix.

Steven Dupré : CV express

Steven Dupré devient dessinateur professionnel à l'âge de 19 ans et débute sa carrière dans la bande dessinée néerlandophone. En 2002, il décide de travailler pour le marché francophone et sort Coma, une série inachevée en 3 tomes. Il dessine le deuxième tome La Paresse de la série Pandora Box sur un scénario d'Alcante en 2005. De 2006 à 2023, il dessine l'adaptation en bande dessinée de la série télévisée Kaamelott. Ces 10 ouvrages sont scénarisés par Alexandre Astier, le créateur de la série. En 2011, il reçoit le prix Adhémar de bronze pour l'ensemble de son œuvre et commence la même année la série Midgard, seul en auteur complet. En 2018, il rend hommage à Bob et Bobette de Willy Vandersteen avec l'album Boomerang qu'il dessine sur un scénario de Conz. En 2022, il dessine le deuxième tome de la série de science-fiction Les Futurs de Liu Cixin : Pour que respire le désert, une adaptation en bande dessinée du romancier chinois éponyme.

Plus d'info sur les études en histoire

Plus d'info sur le financement FED-tWIN